Discours prononcé le 10 mai à l'occasion du colloque organisé par Jérôme Chartier, Nathalie Kosciusko Morizet et Laurent Hénard à l'Assemblée Nationale.
L'exercice du pouvoir sous la Vème république
Mesdames et messieurs,
Comme Jérôme Chartier et quelques autres, je m'interroge depuis longtemps sur le lien qu'il peut exister entre le malaise de la France et le blocage de nos institutions. Depuis 25 ans, j'ai exercé presque toutes les responsabilités nationales et locales possibles… De cette expérience, je tire un diagnostic sévère sur la façon dont fonctionne notre pays.
Chaque époque a naturellement ses caractéristiques. A l'évidence, l'exercice du pouvoir n'est plus le même aujourd'hui qu'au début de la Vème république car les conditions ont évoluées… Jusqu'à la fin des années 70, on peut globalement estimer que le crédit de l'autorité politique était élevé, les pôles de décision étaient clairement désignés, les hiérarchisations sociales et idéologiques ordonnaient le fonctionnement de l'Etat et les pratiques partisanes. Aujourd'hui, le politique est au carrefour d'une société mieux informée, plus individualiste, mais aussi une société tiraillée par la multiplication des acteurs influents qu'ils soient internationaux, européens, citoyens ou médiatiques…
Tout ceci a conduit à faire évoluer l'exercice du pouvoir en France, comme d'ailleurs dans les autres démocraties comparables. Pourtant, notre pays traverse une crise du politique que je crois plus accusée qu'ailleurs.
L'affaire du CPE illustre de façon presque caricaturale le fonctionnement fébrile de notre démocratie.
Une fois encore le malentendu entre la "rue" et les "décideurs" fut au rendez-vous. Si, dans notre pays, chaque réforme est contestée, cela n'est pas uniquement dû à leur contenu, c'est aussi le résultat d'un affaissement de la légitimité même du pouvoir politique. Globalement, les Français estiment que ce pouvoir n'a pas plus de crédibilité que le premier manifestant venu. Ce jugement est sévère et injuste, mais il est bon de se demander pourquoi nous en sommes arrivés là.
Nous en sommes là parce que le mandat politique qui légitime l'action des gouvernants n'est généralement pas suffisamment clair pour être respecté des citoyens.
Il n'est pas clair parce que le débat politique a été pendant trop longtemps marqué par deux caractéristiques bien françaises : la superficialité idéologique et le poids des tabous. Ceci n'a pas contribué à un échange démocratique franc et constructif.
Il n'est pas clair non plus parce que la parole des politiques n'est pas toujours aussi solide qu'elle le devrait. Il ne faut pas remonter très loin pour recenser les promesses non tenues ou les mesures engagées qui ne figuraient pas dans le programme des uns ou des autres.
A l'été 1997 (j’étais alors ministre de la poste et des télécommunications !), la gauche promettait d'abroger la loi sur la libéralisation des télécommunications. Quelques mois plus tard, elle gagnait les élections législatives et c’est elle qui engageait l'ouverture du capital de France Télécom…
Notre majorité n'est pas elle-même exempte de tous reproches.
En 2002 le programme du Président de la République nous engageait à désintoxiquer l’économie française des vrais faux emplois aidés dans le secteur public qui sont bien souvent des impasses pour ceux qui en bénéficient et dont le coût pour le pays est devenu insupportable. Nous avons pendant deux ans appliqué notre programme et expliqué aux Français pourquoi il fallait réorienter la politique de l’emploi vers le secteur privé. Le 21 avril à l’envers qu’ont été les élections régionales a conduit à changer radicalement de politique de l’emploi et à miser de nouveau sur les emplois aidés. La même majorité est donc contrainte d’expliquer avec la même force de conviction le contraire de ce qu’elle défendait auparavant !
Je le dis avec franchise : cette absence de cohérence et de continuité politiques ne peuvent que susciter la méfiance, pour ne pas dire le mépris, des citoyens. J'ai la conviction que plus la démocratie est rythmée par des échéances courtes et la pression médiatique, plus le pouvoir gouvernemental doit être lisible dans sa gestion et ordonné dans son action.
Je sais que diriger c'est savoir s'adapter aux réalités du moment. Mais à force de ne pas faire ce que l'on a dit et de faire ce que l’on n’a pas dit, à force d'observer quotidiennement les sondages à la loupe pour mieux zigzaguer entre les obstacles, on affaiblit la légitimité politique issue des urnes. Dès lors, on laisse entendre qu'elle est négociable et même réfutable. En 2007, nous devrons, à droite comme à gauche, être rigoureux dans l'élaboration de nos projets. Si nos concitoyens ont l'assurance que notre mandat politique ne sera pas réécrit en cours de route, ils le respecteront même s'ils ne se sont pas prononcés en sa faveur.
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous devons veiller à ce qu’on ne nous vole pas cette campagne présidentielle qui doit se dérouler selon le calendrier prévu et qui ne saurait être parasitée par le tumulte des affaires.
S'il y a crise de l'exercice du pouvoir, c'est aussi parce que le courage politique a fait le plus souvent défaut ces dernières années.
Combien de fois ai-je vu des responsables au plus haut niveau trembler à l'idée d'être incompris de l'opinion avant même de tenter de la convaincre. Combien de fois ai-je vu l'Etat ranger ses projets parce qu'un préavis de grève menaçait d'être déposé. Nos concitoyens sentent tout cela, et ils ne peuvent être totalement blâmés d'en profiter…
Nous ne pouvons pas nous en prendre à l’archaïsme des organisations syndicales pour expliquer nos échecs et nos reculs puisque nous n’avons pas su créer avec les partenaires sociaux un climat de confiance qui permette, sinon de dégager de consensus, du moins d’avancer ensemble.
J’ai été marqué, lorsque j’ai engagé la réforme du secteur des télécoms, par mon premier contact avec Nicole Notat. La secrétaire général de la CFDT m’a dit : Vous avez raison d’engager cette réforme. Elle est nécessaire et elle n’a que trop tardé, mais ne comptez pas sur mon soutien car je sais que dès qu’il y aura trois manifestants de la CGT dans la rue vous me lâcherez. »
Lors de la réforme des retraites, j’ai crains que l’on me demande de reculer devant les protestations. Un tel recul aurait eu des conséquences dramatiques sur la situation des retraités à l’horizon de 2010 mais il aurait aussi entraîné un affaiblissement de la CFDT bien plus grave que celui, passager et sans réelle conséquence durable, qu’elle a connu.
Croyez-moi, rien n'est pire pour ceux qui défendent sur le terrain, contre vents et marées, les mérites d'une mesure nouvelle que d'être abandonné en rase campagne ! Si j'ai été aussi ferme, au risque de passer pour rigide, lors de la réforme des retraites et de celle du système éducatif, c'est parce que j'avais la certitude, malgré les mécontentements, que notre société serait plus cruelle encore pour le politique s'il renonçait à affirmer son autorité.
Lorsque je fus écarté du dernier remaniement gouvernemental, j'ai eu, pour ceux qui s'en souviennent, des mots durs, non pas parce que j'étais personnellement blessé (la charge ministérielle, je le sais très bien, n'appartient à personne !), mais parce que je savais que mon éviction était un gage donné à tous ceux qui avaient été hostiles à la réforme de l'Ecole.
Depuis trois décennies, tous les deux ans, on fait deux pas en avant pour tenter de résoudre la question centrale de l'Education et deux pas en arrière pour tenter de rassurer tout le monde ! Cette valse-hésitation n'est pas pour rien dans les échecs de notre système éducatif qui, plus que n'importe quel autre, a besoin de temps pour évoluer.
Nous sommes là au cœur d'un handicap typiquement français : celui de l'absence de continuité politique. On se plaint légitiment du zapping électoral dont la France est malheureusement coutumière depuis 20 ans. A chaque élection, les sortants, sont en effet, sortis ! Mais que dire alors du zapping gouvernemental qui intervient chez nous tous les 18 mois. A la première élection locale perdue, au premier sondage malheureux, au premier blocage sérieux, l'équipe est changée, les administrations s'arrêtent, les partenaires sociaux sont invités à faire le tour de leurs nouveaux interlocuteurs…
La France a connu 26 gouvernements depuis 1978, l’Allemagne 9, l’Espagne 8 et la Grande Bretagne 7 ! Aucune politique ne peut réussir sans la durée et aucun gouvernement ne peut instaurer son autorité ni susciter la confiance du peuple sans stabilité. Si la rue réclame de façon coutumière et enjouée la tête d'un Premier ministre ou celle d'un simple ministre, ce n'est pas seulement parce que nous avons coupé celle d'un roi il y a plus de deux siècles, c'est aussi et surtout parce que la rue sait d'expérience que les dirigeants vivent dans un sursis quasi permanent.
Si l'exercice du pouvoir est devenu si malaisé et si fébrile, c'est aussi parce que le dialogue social reste chez nous profondément infantile et stéréotypé. Entre l'Etat et les partenaires sociaux, c'est trop souvent encore un jeu de rôles "nécessairement" conflictuel.
On ne peut plus continuer ainsi ! Le paysage syndical doit se moderniser. Il a vocation à prendre des responsabilités car l'Etat ne peut plus, ni ne doit plus, tout faire du sommet. Il est temps de créer les conditions d'une société participative au sein de laquelle chacun sait ce qu'il peut attendre du politique et ce qu'il doit faire par lui-même.
Cette question des partenaires sociaux me conduit à dire un mot sur la méthode pour réformer. Il n'y a pas de recettes miracles en la matière, mais il y a quelques étapes incontournables pour réussir.
La première étape : c'est la nécessité d'établir, chaque fois que possible, un diagnostic partagé afin d'appuyer les reformes les plus lourdes sur un constat globalement reconnu par tous. La réforme des retraites a réussi à passer, malgré les oppositions, parce que personne ne pouvait raisonnablement réfuter le diagnostic qui avait été dressé par les meilleurs experts, ainsi que par les partenaires sociaux eux-mêmes. Pour la réforme de l'Ecole, la mission Thélot a utilement permis, pendant plus d'un an, de recenser l'ensemble des attentes de la communauté éducative. Cette démarche est indispensable pour que la réforme ne surgisse pas de nulle part et ne soit jugé qu’à l’aune des changements d’habitudes et des inconvénients immédiat qu’elle entraîne.
La seconde étape consiste, précisément, à responsabiliser les partenaires sociaux. Critiquer un projet de loi sur lequel vous n'avez pas été consulté, c'est facile !
En revanche, s'opposer frontalement à un projet sur lequel vous avez été sollicité, un projet sur lequel vous avez même été mis en situation de proposer une solution, cela devient plus difficile.
Enfin, la troisième étape, relève de la pédagogie gouvernementale. En la matière, il faut une stratégie mêlant tout à la fois autorité, écoute, persuasion et activation de relais au sein de la société afin d'élargir les soutiens de la réforme.
Tous ces travers que j'ai pu observer dans le cadre de mes fonctions et que je viens de vous livrer, me renvoient vers le cœur du problème qui n'est autre que l'organisation de nos institutions.
Les évènements déplorables que nous vivons depuis quelques jours illustrent hélas les disfonctionnements d’un système institutionnel à bout de souffle. Certes ce n’est pas la première fois que des « affaires » viennent ternir l’image d’un gouvernement et la Cinquième République a plutôt été plus propre que celles qui l’ont précédé ! Mais on ne peut s’empêcher de constater que les déséquilibres des pouvoirs qui la caractérisent ne permettent pas d’éradiquer des comportements antidémocratiques qui ruinent l’autorité de l’Etat.
L’histoire de la démocratie n’est pas finie. Elle ne s’est pas achevée avec la constitution de 1958, ni même avec le quinquennat ou les lois de décentralisation. C’est une recherche permanente d’équilibre au sein d’une société en perpétuel mouvement.
Notre système institutionnel souffre de deux graves défauts :
La répartition des pouvoirs et des responsabilités y est opaque et le contrôle de l’exécutif par le législatif insuffisant.
Nous devons faire évoluer ce système.
D’abord en clarifiant le rôle du Président de la République.
Elu pour cinq ans par tous les Français il dispose de la plus forte légitimité. C’est donc lui qui doit gouverner, directement, sans écran. Il doit s’engager pour expliquer et défendre les réformes, venir régulièrement devant le Parlement. Son équipe gouvernementale doit être restreinte pour permettre la cohérence de l’action et la liberté du débat. Au passage les départements ministériels doivent être stabilisés dans leur contours par une loi organique afin d’éviter les changements incessants d’attributions qui dissipent une énergie considérable.
L’un des avantages essentiels de cette présidentialisation de nos institutions réside dans la stabilité gouvernementale qu’elle induit.
Un président qui gouverne lui-même et qui s’engage sur les réformes peut plus difficilement changer de cap tous les dix huit mois.
Quant au pouvoir législatif, il demeure l'ombre de ce qu'il pourrait être. Quand Tony Blair veut augmenter les droits d’inscription dans les universités, il doit affronter la chambre des Communes dans un débat difficile à l’issue incertaine. Mais quand il remporte la victoire avec trois voix de majorité, il a réellement gagné la partie. Et l'opinion en prend acte. En France, le Parlement n'est pas considéré comme l'un des arbitres de la société. Il faut élargir ses compétences et ses pouvoirs.
Son ordre du jour doit être négocié. Le travail en commission renforcé, par exemple grâce à l’examen en séance plénière des textes issus des commissions.
Ses pouvoirs de contrôle de l’administration étendus. A ce sujet, je me souviens avoir déposé au moment de l’affaire du Rainbow Warrior une proposition de loi tendant à créer une commission restreinte chargée du contrôle des services de renseignements comme il en existe dans toutes les grandes démocraties. La gauche l’avait à l’époque refusée !
Ce renforcement des pouvoirs du Parlement nécessite une augmentation de ses moyens et un regroupement sous son autorité des innombrables instances de contrôle créées depuis quelques années. Une réduction sensible du nombre des parlementaires et une réflexion sur la représentation de l’ensemble des courants de pensées permettraient sans doute de rendre plus populaire cet effort consenti par la Nation pour le travail de ses représentants.
Enfin les libertés locales doivent être renforcée grâce à une clarification et à une responsabilisation des collectivités.
Si je devais résumer ma pensée, je vous dirais que l'exercice du pouvoir en France est le reflet d'un triple désordre :
- désordre de notre démocratie politique qui n'est ni assez claire, ni assez équilibrée;
- désordre de notre démocratie sociale qui n'est ni assez structurée, ni assez constructive ;
- désordre de notre démocratie locale qui n'est ni assez rationalisée, ni assez responsabilisée.
La crise du politique est sérieuse. Si nous ne l'évaluons pas à sa juste mesure, si nous ne revitalisons pas le débat public, si nous n'assumons nos responsabilités avec audace et franchise, si nous ne modernisons pas nos pratiques institutionnelles, la crise nationale qui affaiblit la France depuis plus d’une décennie finira par l’emporter dans une tourmente à coté de laquelle le 21 avril 2002 aura des allures de péripétie.